Seul le cinéma ne suffit pas
Une jeunesse allemande : d'une acuité fascinante, ce documentaire nous expose à la mue angoissante d'un mouvement contestataire en bande de terroristes.
Documentaire constitué d'images d'archives, d'actualité et d'extraits de films, Une jeunesse allemande revient sur l'une des périodes les plus troublantes de l'activisme politique. Durant les années de plomb en Allemagne de l'Ouest, de jeunes intellectuels férus de cinéma tentent de faire passer leur message révolutionnaire par le biais de courts métrages et d'happenings, ou encore du journalisme. Ces contestataires s'appellent Andreas Baader, Holger Meins, Gudrun Ensslin ou encore la très brillante Ulrike Meinhof, qui est souvent invitée sur les plateaux de télévision pour faire valoir son point de vue. Au début des années 1970, ils délaissent pourtant l'interventionnisme pacifique pour basculer dans le terrorisme et perpétrer au nom de la Fraction armée rouge des attentats à la bombe... Avec un art virtuose du montage, Jean-Gabriel Périot réussit le tour de force de nous immerger dans un pur présent narratif, gorgé d'interrogations, même si nous savons que cela va très mal finir. Opérant sans commentaire, il laisse le spectateur seul juge face aux images qui témoignent de ce tournant désespéré, peut-être engendré par l'impuissance à changer le monde par le seul pouvoir du cinéma. Entre répression étatique et idéologie extrémiste, un film d'une rare intelligence !
« Le cinéma était au centre de leurs intérêts »
Depuis une quinzaine d'années, Jean-Gabriel Périot développe une œuvre cinématographique à nulle autre pareille, qui interroge les différents processus de la violence, le plus souvent à partir d'images d'archives. Dans son passionnant Une jeunesse allemande, il tente de discerner les causes du passage à l'acte de la bande à Baader. Propos d'un cinéaste qui n'a pas renoncé « au politique ».
Qu'est-ce qui vous a amené à consacrer un film à la Rote Armee Fraktion ?
Je suis arrivé sur le sujet par des lectures, parce que je m'intéressais au thème de la violence non plus du côté des victimes, mais des auteurs... A un moment donné, dans mes recherches, je découvre que les membres de la RAF ont produit des images, fait des films, avant de basculer dans le terrorisme. Je me suis alors dit que j'avais peut-être là le moyen de raconter leur histoire d'une manière un peu plus complexe que ce qui est aujourd'hui connu. Ça me permettait d'interroger à la fois leur basculement, mais aussi de soulever la question du cinéma et des médias.
Beaucoup d'activistes d'extrême gauche de cette époque ont eu en effet un rapport assez étroit avec le cinéma, les médias...
C'est vrai, Ulrike Meinhof a réalisé plusieurs documentaires ainsi que des fictions pour des chaînes de télévision. Holger Meins, qui était étudiant à l'Ecole de cinéma de Berlin, a aussi fait beaucoup de films. Gudrun Ensslin a joué dans un long métrage. Andreas Baader a écrit deux scénarios de longs métrages, mais qui se sont évidemment et hélas perdus. Les fondateurs de la RAF avaient un rapport assez régulier à l'image, le cinéma était au centre de leurs intérêts et de leur questionnement.
Tout à coup, on passe du cinéma, de la télévision et de la prise de parole contestataire à la lutte armée... Comment expliquer ce virage ?
C'est bien sûr l'une des grandes interrogations de mon film. Comme je me considère comme un cinéaste politique, ce renoncement au cinéma m'interpelle forcément. J'ai donc cherché à connaître quel était le genre des films qu'ils ont tournés avant, pour savoir s'ils peuvent nous renseigner à la fois sur eux mais aussi sur leur passage à l'acte. En tout cas, on constate un échec dans leur pratique des images. A un moment, ils ressentent tous le fait que ça ne sert plus à rien. Ils abandonnent le cinéma et tout ce qu'ils pouvaient faire d'autre... Dès ce moment-là, il y a comme un trou noir, sans plus aucune image pour nous renseigner !
Au cours du film, on perçoit une grande évolution de la télévision.
Il y a plusieurs éléments qui l'expliquent, mais c'est vrai qu'il y a aussi un basculement de la télévision dans les années 1970, et pas seulement en Allemagne. Avant, c'était une télévision qui ressemblait un peu à de la radio, elle prenait son temps et permettait une expression très différente, sans doute plus démocratique. Même quelqu'un comme Meinhof, qui représentait l'extrême gauche allemande, avait un droit de cité à la télévision. L'avènement du direct a permis aux hommes politiques de parler directement à la caméra, en regardant le spectateur droit dans les yeux... Tout à coup, il n'y a eu plus qu'un seul point de vue alors qu'ils étaient multiples avant !
Que pouvons-nous encore apprendre de cette dramatique page d'histoire ?
C'est au spectateur de retirer ce qu'il veut, de revoir son positionnement par rapport à ce qu'il recherche. Moi, ça m'a permis de préciser certaines questions. Je n'ai pas forcément de réponses, mais je pense qu'il y a toujours une origine à la violence et, là, on la voit à l’œuvre. On voit des gens qui pratiquent a priori une violence aveugle, mais on se rend compte qu'elle en total désaccord avec leurs actes, mais pour autant, ça ne vient pas de nulle part! Il est toujours troublant de constater que nos adversaires sont dans une logique que l'on peut suivre...
Vincent Adam
La Côte
22 octobre 2015